La X card, le trigger warning en jeu de rôle
Des tas de pratiquants de jeu de rôle se demandent à quoi cela sert. Pourquoi donc aurait-on besoin de soudain lever un pouce, dire “stop pause”, arréter le dynamisme de la partie pour se poser cette question saugrenue : y’aurait pas quelqu’un qui est en train de prendre cher moralement ou psychologiquement parmi les joueurs à table, à cause de ce qui se passe dans la partie de jeu de rôle ?
Mais je connais la réponse du crétin moyen ou, plus simplement, de celui qui a oublié que les trucs dans sa boite crânienne, les neurones, les axones et les synapses, il faut les allumer, ça ne sert pas qu’à lire la dernière édition de D&D et comprendre les intrigues de Game of Throne. Il ne voit pas le problème. Si si, ne me regardez pas comme ça : il ne le voit vraiment pas du tout !
Et on en revient au problème de l’égoïsme ou, pour faire simple : marcher dans les chaussures de l’autre est un effort ; les gens n’aiment pas faire un effort. Et pour vous expliquer cela, je vais devoir cesser un peu de basher les cons et entrer dans le domaine compliqué du relativisme des réactions émotionnelles… Comme il n’est pas de mon ressort et de mon envie de faire de la science – et puis vous comprendriez pas la moitié et je ne serai pas sûr d’en comprendre l’autre moi-même – je vais faire un parallèle avec mon travail, et surtout le plus polémique de tous : les romans Les Chants de Loss.
Parabole : « Les Chants de Loss » et son contenu polémique
J’ai donc écrit environ 1000 pages, à l’heure actuelle, d’aventures échevelées dans un univers de planet-fantasy, avec trois principaux protagonistes :
Un sale con richissime, imbu de lui-même, au caractère compliqué et finalement assez humaniste pour son contexte et sa culture, mais clairement avec des cotés machos, virils et sexistes, qui, s’ils sont totalement normaux dans cet univers, peuvent faire grincer des dents le lecteur. Jawaad le Maitre-marchand est un sale con misanthrope crée pour capter l’attention du lecteur et le faire vaciller entre l’admiration, la curiosité, l’affection et la franche hostilité .
Et deux sœurs, d’origines terrienne, contemporaines à notre propre monde, toutes deux avec un passé réellement pas drôle, et un destin dans les romans bien pire encore, puisqu’une fois sur Loss, on va les asservir, les briser, les détruire jusqu’à altérer et ravager leur personnalité et leur individualité, chose qu’elles vont reconquérir chacune à leur manière. Lisa le fera à force de courage, de passion et d’abnégation, Elena à force de révolte, de pugnacité et de colère.
Le premier des trois romans consacre pas loin de la moitié de ses chapitres à ce qui se passe tandis que les deux sœurs sont asservies et découvrent l’horreur du monde où on les a jetées. Il y a des passages dures et certains pratiquement insoutenables ; et dans le second roman, malgré que l’intrigue permets de voir que les deux sœurs commencent à se battre et se reconstruire, il y a des scènes difficiles, certaines abjectes… et bien sûr, il y a des passages érotiques, certains assez doux, d’autres torrides et certains, enfin, très durs.
Moi, je sais ce que cela m’a couté, parfois, d’écrire les passages les plus difficiles de mes romans. Ça n’a pas été simple et j’ai dû parfois bien choisir mes mots, car je m’en mettais plein la gueule. J’ai un passif avec la violence sexuelle, le viol, la violence tout court et tout ce qui la suit : dégradation, humiliation, traumatisme, honte. J’ai puisé dans ce réservoir pour alimenter mon récit, mais il m’a fallu le faire avec précaution, aussi bien pour transmettre ces émotions, que pour simplement les supporter quand je les rédigerais.
Mais qu’en est-il du lecteur ?
On ne réagit pas tous de la même manière aux mêmes choses
Je pense ici à trois amis : mon grand frère, Alias, Isabelle, ma grande amie (et épouse d’Alias) et une bonne amie, Alix. Leurs avis furent très enrichissants, car ils savent qu’ils peuvent tout me dire sans prendre de gants. Je le prendrais peut-être mal, mais j’écouterai avec attention et en tiendrait compte avec tout le respect que je leur donne. Ce sont mes amis.
Le premier déteste mes romans ! Il trouve cela bien écrit, il trouve l’intrigue et l’histoire très intéressante, le décor et le contexte aussi, il apprécie le travail général. Mais il ne peut pas supporter aussi bien le caractère de sale con de Jawaad, que la passivité de victime de Lisa. Et les pires passages, surtout ceux de violence sexiste et d’asservissement, le font salement grincer des dents. Je pense franchement qu’il a dû se forcer pour lire ces passages et que ça ne lui a vraiment pas fait de bien.
La seconde adore mes romans. Elle est particulièrement touchée et admirative de mon travail sur les émotions et la complexité des réactions humaines, entre autres sur ma description des ravages sociaux de l’addiction, sur la manière dont je traite les conséquences morales et psychologiques des péripéties dramatiques que vivent les personnages… mais elle admet que ça n’a pas été si facile à lire et que le contenu est très dur, en effet, et a dû choquer des lecteurs.
La troisième a adoré toute l’histoire de bout en bout, sans réserve, y compris les aspects des personnages, même dans leurs pires travers. Elle a hâte que je continue d’écrire. Mais elle fut surprise : elle pensait que j’irais beaucoup plus loin dans les scènes les plus torrides et érotiques ou encore dans les affres les plus sinistres des mauvais traitements que j’inflige à mes personnages. Me connaissant, elle s’attendait à ce que j’ose aller beaucoup plus loin et a finalement trouvé que j’étais resté assez sage dans le contenu des romans.
Trois personnes, trois avis très différents. J’ai fait pleurer des lecteurs d’émotion et j’en suis très fière, d’autres m’ont dit avoir été hantés par les sujets abordés et dénoncés derrière l’histoire elle-même, certains ont dû sauter des passages car ils ne pouvaient plus supporter le contenu et l’action décrites, il y a même une lectrice qui a cauchemardé après un des passages les plus durs. Je me suis fait aussi insulter par des gens n’ayant pas pris soin de lire l’avertissement aux lecteurs et découvrant un récit violent dénonçant en le décrivant de manière assez rude le sexisme et les société patriarcales et esclavagistes. Sans oublier les gens venant me demander de quel droit j’osais écrire et mettre en scène de telles horreurs ? Et puis il y a la majorité des gens ayant adoré sans réserve, tout en admettant que y’a des passages marquants et passionnants mais difficiles. Ou marquants parce que, justement, difficiles.
Des tas de lecteurs (actuellement, on doit être à 400 exemplaires vendus du tome 1, et il y a plus de cinq milles lecteurs uniques de sa version gratuite sur diverses plateformes) et des tas de réactions très variées.
Et c’est là où je veux en venir ! Des centaines, des milliers de personnes ont lu les Chants de Loss, certains n’ont jamais pu dépasser le plus dur, d’autres l’ont lu en vivant des émotions très violentes qu’ils ont acceptés, mais d’autres ont dû prendre sur eux quand, pour beaucoup, ce n’étaient que des mots. Des mots bien écrits, mais ils ne se sont pas sentis investis par le récit au point d’en être troublés.
Conclusion et le contenu polémique en JDR
Résumons : vous ne savez pas ce qui va choquer votre lecteur, comme, en JDR, vous ne savez pas ce qui va toucher vos joueurs ! Nous avons tous une histoire et des fantômes plein les placards, des chimères qui nous hantent et qui peuvent nous jeter à la figure les pires terreurs, dégouts et blessures. Nous sommes la somme de vies entières et c’est cette vie qui nous force à avoir une échelle de limites qui nous est propre !
Si vous ne comprenez pas que pour comprendre les limites de l’autre, il faut quitter ses chaussures et marcher dans celles de l’autre, vous êtes égoïstes. Vous ne le faites sûrement pas exprès, mais vous êtes à cet instant un gros con. Et on l’a tous été un jour ou l’autre, moi la première. Le but est de le comprendre et de ne pas recommencer, ou du moins, de l’éviter le plus possible !
Alors à quoi sert cette X-card en jeu de rôle ? Ben dans un monde parfait où tout le monde sait ce que tout le monde peut accepter ou ressentir, et quand s’arrêter avant de blesser quelqu’un à trop l’émouvoir, elle ne servirait à rien. Mais on n’est pas dans un monde parfait, du tout. Vous pouvez tout à fait décider que vous en avez rien à fiche et que c’est l’affaire de la personne blessée que d’assumer : après tout, elle n’avait qu’à pas venir, ou le dire quand ça n’allait pas !
Mais le souci, c’est que les éléments de fiction qui blessent et émeuvent, d’une part, ça va très vite, souvent plus vite que la pensée raisonnée, et d’autre part, bienheureux celui qui sait en détail et par le menu tout ce qui le choquerait. La plupart du temps, on n’en sait foutre rien jusqu’à tomber dessus.
Alors, posez là à votre table de jeu, et expliquez son but en quelques mots. Dites bien que faut pas hésiter à s’en servir. Elle ne servira jamais ? Tant mieux ! Mais c’est comme une capote : il vaut mieux en avoir et ne pas en avoir besoin, que d’en avoir besoin sans en avoir…
Et quand à celui des joueurs ou du MJ qui me dit qu’il en a rien à fiche et que cela ne sert à rien : mec, t’es juste égoïste et con… il serait temps que tu marches dans les chaussures des autres, un peu…
Ping : Jouer la Carte X de la sécurité – Blog à part
Le simple fait de présenter le principe, d’affirmer que l’on respecte le droit premier de tout un chacun a se préserver et que participer à la table n’implique aucune autre obligation est en soi une très bonne chose.